Traduction de Laurent Vrignaud.
Introduction
La citation ci-dessus est un raccourci qui illustre bien le Pendule de Foucault: à la
fois amusant, effarant, ironique, exagérément intellectuel et parfaitement
insupportable. Le roman d'Umberto Eco, disponible en anglais seulement en édition
cartonnée à la fin de l'année dernière, est la seconde incursion dans le domaine du
roman de l'universitaire italien, l'auteur célèbre du Nom de la Rose. Cette aventure est
un roman policier sur la recherche du centre d'une conspiration ancienne, toujours active
d'hommes qui sont en quête du pouvoir, non seulement sur la terre, mais sur les
puissances psychiques, "telluriques" de la terre elle-même, et qui en fin de
compte attirent leurs poursuivants dans un cercle (un pentagramme ?) où la découverte de
la vérité est fatale. L'histoire est extraordinairement difficile à suivre - la
richesse encyclopédique des détails historiques brise la transparence unie de la prose -
mais elle ne vise pas la simplicité. Le Nom de la Rose non plus, d'ailleurs, et il est
devenu un best-seller, même si on peut se demander combien l'ont vraiment lu en entier.
Le Pendule de Foucault sera presque certainement bien accueilli lui aussi, car c'est un
exemple de l'esthétique complexe d'Eco à l'oeuvre dans une forme littéraire
traditionnelle: dans ce cas comme dans celui de son premier roman, le roman policier (le
"thriller").
Eco est un universitaire actif, et il crée des liens entre ses oeuvres académiques et
ses oeuvres populaires. Dans un essai de 1968 "En rêvant du Moyen-Age", cet
italien identifiait dix types de néo-médiévalisme nostalgique. Le numéro neuf, il
l'appelait le Moyen-Age de la Tradition, "une structure délabrée, éternelle et
plutôt éclectique grouillante de Templiers, de Rose-Croix, d'alchimistes et d'initiés
de la franc-maçonnerie," ce passage semble une formule prophétique pour définir Le
Pendule de Foucault - lui-même consacré à un essai de redécouverte de ce monde. Sans
contredit, cet ouvrage est "éternel": l'unique raison qui l'empêche
d'atteindre sept cent pages, c'est que Eco refuse de lui donner une fin convenable. Ce
n'est même pas vraiment un roman au sens strict du mot, c'est plus une sorte
d'accumulation d'informations, joyeusement offertes par un maître qui manipule sa propre
invention - une longue plaisanterie érudite (et parfois caustique).
L'intrigue
Ce roman pris comme narration est mis dans la bouche de Causaubon, un érudit qui
écrit sa thèse sur les Templiers et qui se lance dans les affaires à Milan, se
définissant comme une sorte de Sam Spade de l'information ( un Mycroft Holmes en
"type bien", un Nero Wolfe marié et sans kilos en trop ?). Contre
rémunération, il déniche n'importe quel fait - même s'il semble tout connaître déjà
(sauf qu'il porte le même nom que l'érudit dans le roman de George Eliot
"Middlemarch", qui, lui aussi connaissait tout sans que ce soit à son
avantage). Il accepte un emploi de consultant à la Garamond Press, et il rejoint Jacopo
Belbo ( un compagnon piémontais qui a les pieds bien sur terre) et Diotallevi (un
ex-enfant trouvé piémontais qui s'imagine être juif). Tous les trois, ils passent la
majeure partie de leur temps ivres ou à s'ennuyer, ils crée des jeux avec les mots, ils
tournent en ridicule quiconque se prend au sérieux. La réponse favorite de Belbo à la
fatuité, c'est :"Ma gavte la nata" qui veut dire à peu près "enlève le
bouchon [de ton cul] et laisse sortir le vent."
Ces trois - le meilleur mot pour les désigner est peut-être "clowns" - dans
leur recherche pour un livre intitulé L'Histoire des Métaux font passer des annonces
pour avoir des manuscrits sur les histoires diaboliques des sociétés secrètes. Si ce
début de scénario vous parait bancal, attendez la suite, c'est de mieux en mieux. Ils
décident par jeux de rentrer toutes ces histoires hermétiques dans leur ordinateur. Le
résultat dépasse les fantasmes les plus délirants: les phénomènes inexpliqués de
l'histoire, découvrent-ils, peuvent s'agencer en un plan cosmique unique qui réunit les
contraires, fournit de meilleures interprétations que l'histoire traditionnelle de
certains événements passés et révèle le plus grand secret de l'histoire. Ce que
toutes les sociétés qui ont compté en Europe, du treizième siècle jusqu'à nos jours,
ont toujours voulu - les Templiers, les Rose-Croix, les Francs-Maçons, les Jésuites et
même les Nazis, nous apprend-on - c'est le contrôle des "courants telluriques"
de la Terre, ces forces psychiques qui contrôlent la terre, les mers et les cieux.
Les Pré-Celtes ont construit Stonehenge; les Gothiques (?) ont érigé d'immenses
flèches de cathédrales; Eiffel a produit sa tour. Pourquoi ? "Quel besoin Paris
avait-il de ce monument inutile ? C'est la sonde céleste, l'antenne qui reçoit
l'information de chaque valve (diode) plantée dans la croûte de la planète !"
Cette conspiration ultime est une synthèse de toutes les conspirations - quoique, avec
une liste aussi complète, on se demande précisément contre qui ils conspirent. Aucune
importance. Un plan, c'est une structure, une fabrication sémiotique. Umberto Eco est
professeur de sémiotique, grand maître des codes, des signes et des significations
cachées. L'obstination obsessive des trois italiens devient contagieuse et bientôt aucun
fait ne paraît innocent.
Ce qui est véritablement remarquable, c'est combien "le Plan" peut sembler
irrésistible, bien que le lecteur sache qu'il est faux. Cela ne peut pas être vrai; nous
voyons le traitement de texte réunir des faits avec son générateur de nombres
aléatoires - toute cohérence qui en résulterait ne peut être qu'accidentelle. Et en
lisant le roman, on peut voir les trois protagonistes devenir obsédés et irrationnels,
inventant des "si" invraisemblables pour suppléer les pièces manquantes du
puzzle. On se sent épuisé quand les dernières pièces sont mises en place.
"Pas mal, pas mal du tout," dit Diotavelli. "Arriver à la vérité par
la reconstruction laborieuse d'un texte faux." (459)
L'image du pendule
Eco a entendu parler pour la première fois du pendule (qui oscille au Conservatoire
des Arts et Métiers à Paris) par l'intermédiaire d'un professeur de génie civil et
d'architecture à l'Université Cornell. Cet instrument, une boule d'argent de vingt-huit
kilos avec une pointe, suspendu par un fil à un point fixe au plafond soixante-sept
mètres plus haut, fut inventé par Jean Bernard Léon Foucault (1819-1868) pour
démontrer la rotation de la terre; il oscille perpétuellement, mû par l'instabilité du
sol au-dessous de lui. Le mécanisme en lui-même semble inoffensif, la confirmation d'une
permanence réconfortante, mais il devient sinistre vers la fin.
Causaubon se sent irrité vers le début du roman par l'indifférence des passants au
miracle du pendule:
Au-dessus de sa tête était le seul point stable du cosmos, le seul refuge pour
échapper à la damnation des panta rei (?) et elle devinait que c'était l'affaire du
pendule, pas la sienne. Quelques instants plus tard, le couple sortit - lui, imbu de la
connaissance d'un manuel quelconque qui avait émoussé sa capacité d'émerveillement,
elle, inerte et insensible au frisson de l'infini, tous deux indifférents à la grandeur
de leur rencontre - avec l'Unique, l'Ein-Sof, l'ineffable. Comment pouvait-on s'empêcher
de s'agenouiller devant cet autel de certitude ?(6)
La poésie du pendule est la poésie du roman d'Eco, et de l'histoire elle-même. On
écrit un roman comme Causaubon, Belbo et Diotavelli écrivent leur "Plan" -
afin de réécrire l'histoire - une histoire dont ils deviennent dès lors partie
intégrante. Le pendule, privilégié, domine la folie, le mépris, et la peur du monde
parce que son point d'attache, seul de l'univers, est fixe - peu importe où vous
choisissez de le placer. Cette "centralité" si ardemment désirée par la
métaphysique cabalistique, par le cynisme des érudits italiens, de la poésie et de
l'histoire est [erreur probable du texte: c'est "is" et non pas "are"]
seulement possible à cause de la force qui maintient le pendule.
Six cents pages séparent notre première rencontre avec le Pendule de la dernière.
Ces pages sont bourrées non pas d'actions mais d'informations. Il se trouve que j'ai
écrit sur les imprimeurs vénitiens du quinzième siècle et je n'ai pas été surpris de
les y trouver. Si vous voulez des renseignements sur le calendrier grégorien, ou sur la
théorie que le Saint Graal est en fait Sainte Marie Madeleine, vous les y trouverez. Ce
livre a vraiment besoin d'un index. Peut-être que le docteur Eco fait déjà travailler
ses étudiants de sémiologie sur ce sujet; de même qu'il y a eu un petit volume de
méta-fiction en supplément de Nom de la Rose, de même nous attendons quelque chose
d'herméneutique après son successeur.
Mais entre-temps, les héros d'Eco découvrent tous les trois avec appréhension que ni
leur parodie ni leur Plan tout neuf ne peut les protéger d'un univers qu'ils dominent
tous les deux sans le dominer. Diotavelli le premier apprend qu'il a un cancer et il
moralise sur son lit de mort:
"Et que sont mes cellules ? Pendant des mois, comme des rabbins pleins de
dévotion, nous avons proféré différentes combinaisons des lettres du Livre. GCC, CGC,
GCG, CGG. Ce que nos lèvres ont dit, nos cellules l'ont appris. Qu'ont fait mes cellules
? Elles ont inventé un Plan différent, et maintenant elles continuent toutes seules,
créant une histoire, une histoire unique et privée. Mes cellules ont appris que l'on
peut blasphémer en anagrammisant le Livre, et tous les livres du monde. Et elles ont
appris à faire cela aussi avec mon corps. Elles intervertissent, transposent, alternent,
se transforment en cellules inouïes, des cellules sans signification, ou avec une
signification contraire au sens vrai. Il doit y avoir un sens vrai et un faux, sinon on
meurt. Mes cellules plaisantent, sans foi, aveuglément.
De même Belbo a un sort malheureux, piégé par sa propre création, la conspiration
TRES suscitée et curieuse de ses connaissances secrètes. Au Conservatoire de Paris, à
minuit, dans la salle du pendule, il est en face de sa fiction devenue réalité.
"Maintenant tu vas parler," dit Aglie. "Tu vas parler, et tu vas entrer
dans le grand jeu. Si tu te tais, tu es perdu. Si tu parles, tu partageras notre
victoire... cette nuit toi et moi et nous tous, nous sommes en Hod, le Sefirah de la
splendeur, de la majesté et de la gloire; Hod qui préside au rituel et au cérémonial
de la magie; Hod, le moment où le rideau de l'éternité s'écarte. Il y a des siècles
que je rêve de ce moment. Tu vas parler et tu vas te joindre aux seuls qui ont le droit
après ta révélation de se déclarer les Maîtres du Monde. Humilie-toi et tu seras
exalté. Tu vas parler parce que je t'ordonne de parler, et mes mots efficient quod
figurant !
Et Belbo, maintenant invincible, dit "Ma gavte la nata..."
La proximité du foyer du pendule, le centre de l'univers, à la fois anoblit et
mélodramatise. Belbo est tué, magnifiquement, symboliquement, pendu par le fil du
pendule. Le monologue final de Causaubon reflète l'incertitude dans laquelle il attend
son destin.
Conclusion
Mais d'une certaine façon, on est envahi par le sentiment sans nom d'être en
présence de Bob, Pete et Jupiter Jones plutôt que de Dupin. La notion de l'équation
entre les mécanismes du roman et la machinerie symbolique et métaphorique a été
explorée de fond en comble dans les années cinquante et soixante par Piano Player et
Lost in the Funhouse. Bien que ce roman soit sémiotiquement très riche, l'atmosphère
d'ensemble est tout compte fait plus amateur que prenante.
Publié par Harcourt Brace Jovanovich, Le Pendule de Foucault est disponible dans
toutes les librairies - pas cependant à ND Bookstore. Il est chez Pandora, et la
bibliothèque Hesburgh dit avoir les éditions anglaise et italienne. Le prix de
l'édition cartonnée dans les magasins est de $22,95 et une version en livre de poche est
prévue pour la fin de l'année.
N.B. Paru depuis chez Grasset , 142,50 F